Popularisé en France par Isaac Getz et Brian Carney dans leur livre « Liberté et cie » en 2009, le concept d’entreprise libérée continue à faire de nombreux émules dans un contexte de transformation générale et accélérée des organisations, où l’engagement des collaborateurs apparaît comme un des facteurs majeurs de performance de l’entreprise.
Or, dans un récent article de Courrier Cadres intitulé «Entreprise libérée : la cage de verre», Camille Boulate questionne le modèle : les salariés sont-ils réellement plus heureux en ayant davantage de responsabilités et en étant eux-mêmes invités à prendre les décisions impactant la vie et la stratégie de l’entreprise ? Est-ce forcément un gage de rentabilité et d’efficacité pour l’employeur ? Existe-t’il des dangers ou des dérives dans lesquels les entreprises ne doivent pas tomber ?
Donner plus de marge de marge de manœuvre et d’autonomie aux salariés semble répondre à leur attente et être une approche pertinente pour inverser la tendance alarmante du désengagement que trop de Dirigeants et de DRH semblent négliger.
Ce serait donc l’intérêt de l’entreprise de se libérer pour mieux rendre l’organisation productive.
C’est ici que Camille Boulate fait émerger le premier danger pour des salariés enthousiastes à l’idée de participer à la libération de leur entreprise.
Et si pour les dirigeants, la libération impliquant plus de collectif, de transversalité et donc moins de strates en particulier managériales représentait l’opportunité de se séparer de l’encadrement intermédiaire.
Finalement, les bons vieux réflexes n’amènent-ils pas à considérer que derrière le faux-nez du collectif et de l’autonomie donnée, le moyen le plus simple et le plus direct d’améliorer la productivité, c’est de dégraisser.
Camille Boulate cite d’ailleurs à ce titre Auchan, qui ayant testé ce modèle d’organisation en 2015 a vite été accusée d’avoir utilisé l’entreprise libérée comme alibi pour dégraisser en «raccourcissant la chaîne de décision ».
Considérer que face à l’équipe dirigeante, sans relais d’information et d’accompagnement intermédiaire, la masse des salariés, tous placés sur un même pied d’égalité, dans une joyeuse pagaille même organisée, pourrait participer à la stratégie de l’entreprise, est un leurre.
Cependant associer l’entreprise libérée au seul objectif caché que serait la concentration des pouvoirs comme le fait Courrier Cadres, me semble réducteur.
La prise de décision peut selon moi se faire simplement et collectivement par les opérationnels sur le terrain, non pas pour la stratégie de l’entreprise mais pour les sujets qui les concernent au premier chef dans leur quotidien.
C’est là tout le bénéfice de l’entreprise libérée que d’inverser la logique historique du top-down en bottom-up, des sachants et des exécutants.
Sur le rôle du management dans un contexte sain de responsabilisation, la remise en question est à la fois nécessaire mais peut être déstabilisante.
La libération suppose en effet que le concept de management repose non plus sur le statutaire, l’expérience ou le savoir-faire mais sur le savoir-être d’un facilitateur et d’un communicant.
A tel point que l’idée, d’ailleurs mise en œuvre dans les vraies entreprises libérées, que les nouveaux managers-leaders-facilitateurs soient cooptés et choisis par les salariés eux-mêmes va au bout de la logique.
Pour revenir sur les risques de nocivité de l’entreprise libérée pour les salariés, Courrier Cadres pose à juste titre, la problématique de la contrepartie offerte aux salariés qui s’engagent dans plus de responsabilité ou de missions transverses, en complément de leur mission de base.
Surcharge de travail, surcharge mentale, surengagement, logique productiviste où le niveau d’engagement peut devenir un critère d’évaluation des salariés, tous ces risques peuvent-ils conduire au burn-out ? le burn-out de la libération ?
La question est posée et elle est légitime.
Alors, en contrepartie, l’entreprise qui se dit ou se veut libérée va mettre la main à la poche. Non pas pour rémunérer le temps et l’investissement supplémentaire des salariés, mais plus souvent pour améliorer l’environnement de travail.
Quand on examine l’exemple des GAFAs, on peut sur ce point, s’interroger sur les risques associés à une volonté initiale que l’on peut espérer saine et positive da la part des entreprises.
Comme le souligne Alexandre Gérard, président de Chrono Flex, mettre tous les moyens pour rendre le cadre de travail plus sympathique que son domicile, fournir tous les outils qui donnent à chacun la possibilité de travailler partout et tout le temps, ce peut être « de la manipulation, une tentative de rétention et ce n’est pas l’objectif de l’entreprise libérée ».
En conclusion, ma conviction est que la mise en œuvre de la libération de l’entreprise, surtout si elle est dévoyée, n’est pas dénuée de risques pour les salariés. Mais ces risques peuvent être largement minorés si l’ambition de libérer repose sur une volonté saine et incarnée par les dirigeants, si la DRH et le management en portent le sens en créant du lien et de la confiance et si le périmètre de libération des salariés est clairement défini et centré sur les projets opérationnels à fort impact et à résultat rapide.